Richard Deschênes – Les Atomistes
Dominique Sirois-Rouleau 2018
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Images en transit
Bernard Schütze 2012
Refaire le monde
Pascale Beaudet 2008
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Matières de rêve
Cristina Toma 2000
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Un language de possibilités
Davis Liss 2000
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Les trois règnes
Benoît Chaput 2000
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Un singe anagramnésique
Michaël La Chance 2000
Un singe anagramnésique
De prime abord, les tableaux de Richard Deschênes semblent des constructions transitoires, on les regarde comme on regarderait le cuivre de l'aqua-fortiste, la pierre du lithographe: ce sont des matrices qui précèdent l'image. Mais toute peinture ne serait-elle pas la matrice d'une image qui se forme dans l'esprit du spectateur ? Dans ces tableaux matriciels, l'image ne surgit jamais, elle acquiert un statut fantomatique, mettant au même niveau la fresque somptuaire du tombeau, la page du catalogue de manufacture, la planche d'une encyclopédie des techniques, le paysage contemplatif, etc. On ne sait quelle sera la fonction de cette image: (commémoration, illustration, explication ...), elle reste suspendue dans une figuration à venir, figure flottante du non-advenu. Et on se demande pourquoi. Un élément de réponse serait à trouver dans un certain usage de l'ornement. Deschênes serait partisan d'une critique du motif: rien n'est simplement plastique. Par ses emprunts dans le catalogue des productions manufacturées-industrielles (filtres, grilles, serrures ...), le peintre s'assure de contrôler le jeu connotatif, de maîtriser le déploiement de l'interprétation. Il joue de la référence historique pour la réduire au minimum. La pratique d'une mémoire idiosyncrasique et codée permet d'échapper au vertige du gouffre historique, répond à un besoin d'être dans le présent. Cet ancrage de la mémoire dans les représentations les plus neutres permet un oubli de l'histoire. Voilà pourquoi l'image ne se dépose pas, et le tableau reste dans une pré-vision: comme le passé qui regarde le présent, mais un passé qui se veut léger, aérien, pour enlever toute profondeur au présent. Dans Map 1, 1995, un paysage photographique étrange et sombre (qui rappelle les champs labourés de A. Kiefer, où la terre est devenue une mémoire profonde d'une catastrophe de civilisation) porte dans ses marges l'inscription d'une énumération qui corrèle les couleurs, les organes du corps et les sensations. En fait, il s'agit d'une combinatoire qui renvoie les sensations aux organes, les organes aux couleurs - dans une multiplication des possibles: voilà comment la pluie, le jaune, le noir, le vent, le vert, l'os, le froid, le blanc, etc., constituent les éléments d'un système. S'ajoutent à cette énumération quelques fèves germées pour mieux indiquer la valeur générative de ces éléments. Il semble judicieux de rappeler ici le concept de mapping développé par Alfred Korzybski, auteur de la célèbre formule « la carte n'est pas le territoire » : quand la perception d'un paysage, ou encore l'appréhension d'un territoire, sont des gestes cartographiques. Nous percevons le monde non pas tant à travers les mots qu'à travers un réseau d'habitudes et aussi une logique de l'identité qui consolident les mots. Pour Korzybski, nous devons nous interroger non pas tant sur ce que les choses sont mais sur ce qu'elles font dans des situations immédiates. Un telle vision du monde s'apparente davantage au catalogue d'outils qu'à une galerie de paysages. Deschênes donnerait ici une réponse à Kiefer, désamorçant la charge mémorielle du monde en le réduisant à une petite quincaillerie qui nous permet de le recombiner à notre guise. Si Map 1 intègre l'émulsion photographique d'un paysage c'est pour rejeter celui-ci comme territoire de l'irreprésentable (ou de l'irreprésentablilité du paysage) et mettre en relief les outils cartographiques, tirés de nous-mêmes, qui nous permettent, d'emblée, de l'«encarter». Bien avant les interfaces inaugurées par Engelbart, nous avons mis le monde sur le «bureau», nous l'avons encadré de barres de réglages, de menus, de boutons... Deschênes semble prendre cette proposition au pied de la lettre lorsqu'il entreprend de peindre directement sur la toile avec une chaise de bureau (100% Wool). Une toile de la série Matchbox (no 4) nous propose, dans une inscription inversée, une «theory of mapping». Les ajouts laiteux sur un fond noir font ressortir des croix en damier, des végétations spectrales, des éléments de serrurerie, etc. Le territoire ne cesse de tomber vertigineusement à travers la poudre de fusain. Territoires du noir. La dimension matricielle est probante dans la série Matchbox: les écritures sont inversées comme il convient de faire en gravure, si on désire le texte à l'endroit sur l'épreuve. Ce sont des planches sans épreuves sinon celles du regard. Le noir profond de la poudre de fusain approfondit la nuit vers laquelle les lettres regardent. Ils sont là, au fond de la nuit, ceux qui pourront les lire. Derrière le voile laiteux qui nous tient de ce côté, le côté du jour et des cartes du blanc. Le regard du passé sur le présent. Il y a aussi chez Deschênes une façon magistrale d'évoquer le passé, dans sa façon de se réfugier dans le présent. D'où le caractère quelque peu gothique de ces tableaux lorsqu'il s'adressent à ceux qui, depuis la nuit, regardent la clairière laiteuse d'un monde qui affiche en façade son mode d'emploi. Dans la première peinture de la série Matchbox, on peut lire à l'envers «open floorplan». La deuxième est encore plus explicite: l'inscription «world making» vient titrer un arsenal dont les balles et les ogives se dressent comme des pierres tombales. Deschênes évoque ici une «façon» de faire un monde, et aussi de l'exprimer à partir de quelques échantillons représentatifs, dans une démarche très proche de la réflexion de Nelson Goodman, «Ways of Worldmaking» (1978). Ses tableaux manifestent un flagrant manque de pudeur dans l'exhibition des échantillons. Il suffit de si peu pour faire un monde! Algèbre, Pluton, Sang-froid ... ces tableaux exhibent les puissances chromatiques des gris dans une ambiguïté très marquée entre les teintes chaudes et les teintes froides. Le blanc est au devant, le noir est au fond: alors le gris est la minceur de l'entre deux: une friction qui accentue les contours, qui relève des formes embossées. Un espace de grisailles corrosives précipite toutes choses vers nous: soudainement inertes, privées de tout relief, arrêtées dans le temps. Dans ce monde du gris, le peintre Deschênes n'étend pas sa palette, il nomme les couleurs sans les donner à voir. Sans doute, les couleurs ne sont que des outils cartographiques dans une carte-paysage qui nous offre ses « références architectoniques» (c'est l'inscription, inversée, de Matchbox 5) avant qu'elles ne soient habillées par l'oeil. C'est la vision d'un aveugle qui a déjà vu (rappelant ainsi le Diderot non pas de l'Encyclopédie mais celui de la Lettre de 1749), s'efforçant de revêtir une forme mentale gris-neutre au moyen des fragments colorés de sa mémoire. C'est ainsi qu'une toile sera pliée, froissée, retendue, striée pour évoquer le toucher incolore, le tableau aveugle, la matrice pré-visionnelle. Au XVIII ème siècle encore, on appelait saturnienne cette vision trop cérébrale, qui ne s'est pas encore réconciliée avec le sensible. De ceux qui ne se croyaient pas de ce monde, on disait qu'ils étaient «saturniens»: l'on croyait que Saturne était la planète la plus lointaine. Aujourd'hui, c'est Pluton la plus lointaine et il convient de parler du tempérament plutonien: une mélancolie moderne. La série de 4 petits tableaux Pluton I-IV (1997) offre ainsi une variation mélancolico-plutonique, qui oppose la célérité du temps (un coup d'aile, un galop ... ) à la cécité des matières. Habituellement, nous ne quittons pas nos combinaisons, compositions et systématisations. Alors comment percer à travers nos systèmes (planétaires, élémentaires, organiques ...) et commencer à « toucher» le fond ? Comment quitter nos éblouissements inférentiels ? Le tableau devenu un catalogue prépictural aurait renoncé à toute séduction sensible, il fait jouer la puissance des gris plutoniens, ceux d'un monde que l'on peut concevoir sans lui rajouter l'éclat de l'imagination. C'est le gris comme espace de réflexion, le gris industriel, le gris militaire, le gris philosophique: parce que le philosophe peint du gris sur le gris. La curieuse mise à plat que produit l'absence de couleur (on sait que chez Cézanne c'est la couleur qui crée la profondeur et non un subterfuge géométrique) introduit un espace intermédiaire, un volume indifférencié, qui s'ouvre dans l'épaisseur de la surface. Alors, la couleur se donne toujours trop près, elle doit rester une agitation par-delà. Le Ready-Ape. Les deux tableaux Algèbre I-II (1995), vastes étendues de gris de 4 mètres de large, réitèrent l'exercice de Map 1, en produisant dans les marges une énumération d'organes, de couleurs ... : encore une fois, le tableau fonctionne comme un écran gris sur lequel sont peintes des tiges tordues, poignées, agrafe ... , de très dérisoires « prises» sur le tableau. En fait, il n'y a pas de tableau mais - comme on l'avait compris - un kit d'organes et de sensations pour le composer. Il y a un singe harnaché, ceinturé - je ne sais - dans Algèbre l, il y a aussi un singe anagramme (formé par la superposition et la disposition des mots sur le tableau) dans Algèbre II. Les amateurs de la peinture de Deschênes ne s'étonnent pas de voir apparaître des singes dans ses tableaux (depuis Une capitale de singes, 1995, jusqu'à 100% Wool, 1999), mais permettez-moi de me demander ce que des singes viennent faire là, tout particulièrement le singe-anagramme: il m'apparaît comme une illustration plus poussée de ce que Deschênes fait depuis le début: il ne donne pas à voir, il donne à composer. Le singe n'est pas une forme de vie mais une composition sensible et mentale que nous élaborons à partir d'une combinatoire que, pour ainsi dire, nous tirons de nos marges. Ce n'est pas seulement le paysage qui est composé ainsi, nous le sommes aussi. Car nous sommes toujours en marge de ce que nous voyons et de nous-mêmes, quand ce que nous appelons le monde est un ensemble de traits marginaux, de traces périphériques. Nous retrouvons par ces remarques une interrogation contemporaine sur la fragmentation de l'existence. Sans la développer plus avant, j'en retiens un aspect: le langage. Traces, traits ... - n'est-ce pas là ce que nous disions du langage comme fondement et condition de l'expérience ? Ce qui ne laisse pas d'étonner, c'est le statut du langage lorsqu'il est ainsi remis en jeu dans la peinture: c'est le langage réinstauré dans une fonction magico-incantatoire (qui opère à travers différentes traditions chamaniques, kabbalistiques, alchimiques...), lorsque les noms entrent dans un système de correspondance entre les noms et les organes: alors, composer des noms c'est former des créatures. Le singe nous apparaît alors à juste titre comme la créature la plus composite, l'être le plus hybride et transitoire. Ce singe qui apparaît dans un simulacre de catalogue chez Deschênes, le peintre Brion Gysin l'appelerait un Ready-Ape. Car le singe dit alors quelque chose de notre mode d'existence, où nous sommes des corps recombinés, des psychismes parasités, des pathos contaminés. Rien n'«est» si ce n'est pour se laisser recombiner dans un système, si ce n'est pour se laisser prendre dans les rêts du symbolique, se laissant piéger par les mots dans la ruse avec soi, feignant l'effroi devant l'irreprésentable. De cette fonction magique des mots et des systèmes de correspondances qu'ils mobilisent, nous ne savons plus rien. Pourtant, dans la peinture de Deschênes, le gris désespérant, l'arbitraire froid des figures peintes, l'arrêt du temps, la fixation du monde dans la lourdeur de quelques motifs ... , rappellent l'effondrement où les mots et les choses se confondent: parce que les mots deviennent des choses et que le monde se révèle un piège cruel. Voilà ce que l'encyclopédiste ne manquerait pas de voir dans le monde d'aujourd'hui: que la pensée est devenue action, que le signal est devenu commandement, que l'information est devenue réflexe culturel, que le fantasme est devenu passage à l'acte, que le contexte est devenu capsule, que le temps est devenu catastrophe. L'avenir est un mur opaque et délavé dans lequel nous sommes devenus des singes anagramnésiques et précombinés. Nous intoxiquons de notre propre culture afin de nous perdre plus avant dans la cacochromie. Le peintre Gysin disait ainsi l'apparition du langage et aussi son espoir d'un autre avènement de la couleur: « Un singe tout prêt - a Ready-Ape - toucha la terre et l'impact lui fit sortir un mot. Peut-être qu'il avait la gorge infectée. Il parla. Au verbe était son commencement. Il regarda autour et vit le monde différemment. Il était un singe transformé. Je regarde autour maintenant et vois ce monde différemment. Les couleurs sont plus vives et plus intenses ».
(Brion Gysin, Dreamachine, traduit par Jean Chopin, dans W.S. Burroughs B. Gysin, Le colloque de Tanger, Christian Bourgeois Éditeur, 1976, p. 295.)
Michaël La Chance (ETC, Montréal, 2000)